Le concept de modernité
Nilufer Göle, sociologue, turque, a travaillé sur l’islam et les femmes et mené des enquêtes sur le voile à Istanbul. Elle nous met en garde contre des visions simplistes qui consisteraient à décrire d’un côté l’Occident civilisé et de l’autre le monde islamique perpétuellement en retard. La modernité a établi cette équation, selon laquelle pour être moderne, il faut se comporter comme un homme ou une femme occidentale, or certains musulmans ne veulent plus de cette notion de modernité, ils sont dans une approche non mimétique. L’islamisme n’est pas un retour à la tradition mais une nouvelle interprétation du Coran, une revalorisation et une certaine esthétisation. C’est une défense par rapport à cette modernité dont ils ne veulent plus. Nilufer Göle prend de la distance avec les travaux de Germaine Tillion, lorsque celle-ci affirmait, il y a une quarantaine d’années dans Le harem et les cousins , que « la femme méditerranéenne est une des serfs des temps actuels » à cause du poids des traditions qui la maintenait prisonnière plus encore que celui de la religion. Cependant cette réinvention de la tradition a pour effets de maintenir la femme sous le joug de la domination masculine dans les pays musulmans.
Un système viriliste fondé sur la peur du féminin
Pour Fethi Benslama, psychanalyste et directeur de la revue Intersignes, cette domination masculine puise ses racines dans le texte sacré. Il s’agit d’un refoulement qui s’opère avec la disparition d’Hagar (mère d’Ismaël, l’ancêtre des Arabes) du Coran. Tous les personnages de la Genèse sont présents dans le texte coranique sauf elle. D’après le psychanalyste, il s’agit de nier qu’une femme puisse être à l’origine de l’histoire d’un peuple. Pour renforcer sa démonstration, Fethi Benslama s’appuie sur un autre exemple : la première femme du prophète Khadidja. Celle-ci joue un rôle essentiel, c’est elle qui la première authentifie la révélation. « Le premier musulman aura donc été une femme ». Tant que Khadidja est vivante, Mahomet accorde des droits aux femmes qui n’existaient pas dans la société pré-islamique. Mais lorsqu’elle meurt, un renversement a lieu, le système répressif se met en place, la femme fait peur. Elle est alors confinée à la maison, on assourdit sa voix et jusqu’au bruit de ses bijoux. « Le système viriliste s’installe sur la crainte du féminin » explique Fethi Benslama. La femme est exclue de l’espace public et de la transmission des origines. L’Islam n’a certainement pas l’exclusivité de l’exclusion des femmes, celles-ci se retrouve dans les autres religions monothéistes (judaïsme et christianisme), cependant les deux dernières ont été réinterprétées au fil du temps pour s’adapter au monde dans lequel elles évoluaient. Le psychanalyste affirme ici la nécessité de faire ce travail de réinterprétation.
Le monde change, mais le statut de la femme demeure
Code de la famille en Algérie, Moudawana au Maroc. Nouzha Skalli, militante marocaine, dénonce ici le décalage entre la réalité sociale et économique. La femme marocaine ou algérienne est considérée comme une citoyenne de seconde zone, voire comme une mineure parce que le code du statut personnel continu à la maintenir dans un état de dépendance vis-à-vis de son père, de son frère ou de son mari. Ce statut pouvait peut-être s’expliquer lorsque l’homme entretenait et prenait soin de la femme. Mais aujourd’hui, les femmes maghrébines font des études, travaillent. Elles ont de plus en plus souvent la charge de leur famille. Nouzha Skalli explique que si ce code, rédigé à la va-vite par les Oulémas au lendemain de l’indépendance marocaine, n’a pas été révisé, c’est parce qu’il est considéré comme sacré. La Moudawana est une émanation du fiq (droit musulman), on ne veut pas toucher aux textes sacrés. La militante marocaine, élue municipale grâce à son acharnement , affirme « qu’il y a plusieurs lectures possibles du texte coranique et plusieurs références à la liberté des femmes, cependant seule une lecture masculine, rétrograde et conservatrice, prédomine encore aujourd’hui. »
Mais qui a l’autorité et la liberté d’interpréter les textes ? Nilufer Göle pose la question. Elle explique que les femmes des mouvements islamistes porte le hidjab (voile) pour se distinguer des femmes occidentales et pour pouvoir circuler dans l’espace public. Elles sont impliquées dans la vie urbaine. Pour la sociologue, il est indispensable que ces femmes s’emparent des textes sacrés pour les adapter à leur vie. « En terre d’Islam, il ne peut y avoir de modernité qu’au féminin », ajoute-t-elle.
La femme de la rive Nord n’est pas un modèle
La Moudawana n’est pas sans rappeler à Irène Théry le code civil. La sociologue marseillaise souligne qu’il a fallu attendre les années 70 pour que le code napoléonien soit rénové. Aujourd’hui, si les acquis des femmes de la rive nord sont incontestables, il n’en reste pas moins que cette évolution pose des questions. « Nous sommes entrés en incertitude ».
Irène Théry explique que nous vivons, depuis les années 60, trois révolutions. « La révolution de la mixité », un processus inachevé qui a commencé par l’arrivée massive des femmes sur le marché du travail salarié, et depuis « nous tentons de vivre selon l’idée qu’il n’y a pas de tâches ou de statuts réservés à un sexe plutôt qu’à un autre dans notre société ». La seconde révolution qui accompagne la première est celle que la sociologue nomme « le démariage ». Elle décrit qu’autrefois toutes les relations de parenté étaient organisées uniquement sur le mariage. Alors qu’aujourd’hui, la famille se construit autrement, nous pouvons avoir des enfants sans être marié, les divorces ou la séparation des couples conduisent à d’autres modèles familiaux : familles monoparentales, élargies ou recomposées. La troisième révolution est celle qui touche à la sexualité, Irène Théry parle de « révolution du consentement ». En matière de sexualité, il y a ce que la société permet ou interdit. Dans notre société, précise-t-elle, « le rapport sexuel est socialement accepté s’il est consenti et socialement réprimé s’il ne l’est pas. » C’est un progrès incontestable pour les femmes et les enfants d’être reconnus comme des sujets à part entière dans le rapport sexuel.
Cependant, ces révolutions considérées comme de nouvelles donnes et non comme des réponses posent des questions importantes. Que devient alors la distinction du féminin et du masculin ? « Les femmes ne souhaitent plus être des hommes comme les autres ! » déclare Irène Théry. Que devient la question de l’égalité ou de l’inégalité entre les femmes ? Comment faire la part entre une réelle émancipation sexuelle et une véritable marchandisation du sexe ? Ces femmes nues qui recouvrent les murs de nos villes ne sont sûrement pas la preuve d’une libération sexuelle, la femme reste l’objet de la convoitise masculine. Ce n’est pas un concept de modernité.
Alors femmes voilées d’un côté, femmes nues de l’autre, rien n’est moins simple. Nilufer Göle insiste sur les effets pervers du progrès, chaque fois que les femmes obtiennent des avancées, elles perdent quelque chose, elles parviennent à des postes de direction dans le monde du travail alors elles seront moins mères dans l’espace privé. « « Soustraction pour les femmes tandis que les hommes, eux, « cumulent » » .
Pourtant, Irène Théry apporte une note d’espoir sur le statut des femmes méditerranéennes en affirmant que l’histoire de l’éducation des femmes de la rive sud est en marche. Un mouvement profond qui pourrait permettre une évolution rapide de la condition des femmes.
« Le chef de la femme, c’est l’homme, si la femme ne porte pas le voile qu’elle se fasse tondre, l’homme lui ne doit pas se voiler la tête. Il est l’image de la gloire de Dieu et la femme est la gloire de l’homme et l’homme n’a pas été créé pour la femme mais la femme pour l’homme. Voilà pourquoi la femme doit porter sur la tête la marque de sa dépendance ».
Saint Paul, première épître aux Corinthiens
« Aujourd’hui, les femmes sont dans la cité, c’est pour cela que le foulard pose problème. Celui que nos grands-mères portaient n’en posait pas parce qu’elles étaient confinées chez elles, elles restaient dans l’espace privé. Aujourd’hui, les filles et les femmes passent la porte pour sortir de chez elles. »
Nilufer Göle
« Dans la tradition occidentale, comme ailleurs, les femmes s’occupaient de la perpétuation de la vie et les hommes de la transformation du monde. Aux hommes, l’art, la science, la politique, la guerre et aux femmes, les enfants, la maison, les malades et les vieux. »
Irène Théry
« En occident, l’oppression des femmes est toujours passée par la division des femmes en deux catégories, la tradition chrétienne a institué la maman et la putain »
Irène Théry
« Il n’y a pas de prescriptions claires à propos du voile dans le Coran, s’il y avait une phrase claire et nette, nous la connaîtrions par cœur parce que les islamistes nous la répèteraient à longueur de temps. »
Nouzha Skalli
« Qu’on ne me dise pas que l’exclusion de la mère fondatrice de la filiation qui donne l’Islam dans le texte islamique soit une chose anodine. Ce n’est pas éternel, encore faut-il en prendre conscience, le dire et le travailler par d’autres textes. C’est cette révolution de l’interprétation qui amène à une textualité en adéquation avec son temps et la vie des hommes. »
Fethi Benslama