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Colonialisme en Méditerranée : ombres et lumières Version imprimable Suggérer par mail

Rencontres d'Averroès, 2003

Colonialisme en Méditerranée : ombres et lumières

 

« Orientaliste : homme qui a beaucoup voyagé. »

Gustave Flaubert, Dictionnaire des idées reçues.

Image« L’Orient est une création de l’Occident, son double, son contraire, l’incarnation de ses craintes et de son sentiment de supériorité tout à la fois, la chair d’un corps dont il ne voudrait être que l’esprit. »[1]

Edward W. Saïd.

 
Les voyages des Européens en Orient se sont multipliés depuis la fin de la Renaissance. On voyageait donc dans les pays riverains de la Méditerranée bien avant le XIXe siècle, la littérature, la peinture constituent des témoignages importants de ce penchant pour l’Orient, cet Autre monde souvent idéalisé. Cependant cette partie du monde soumise par les Ottomans perd peu à peu de sa splendeur, le rapport de force a changé, après des siècles de péril islamique vient le temps de l’impérialisme des nouvelles puissances européennes. Cette nouvelle domination amène un discours différent. L’Orient n’est plus cette terre immuable, où l’orientaliste vient se mirer dans ses propres rêves exotiques, ces terres sont devenues « des espaces de ruines, espaces en ruine, espace déserté par une histoire qui avance ailleurs, sans plus le concerner. Une manière de dire qu’il s’agit d’un espace vide à combler, comme désert à défricher »[2].

La perception de l’Autre change au fur et à mesure que la colonisation s’installe. Daniel Rivet dans son livre, Le Maghreb à l’épreuve de la colonisation, rappelle que lors de la conquête de l’Algérie en 1830, « le Maghrébin  n’est nullement la figure indifférenciée de l’indigène qui s’installe progressivement dans l’imaginaire colonial. Il est ce Barbaresque avec lequel on entretient une relation belliqueuse depuis des siècles et dont, on découvre avec curiosité la diversité, grâce aux récits de captivité du « Grand Siècle » et aux relations de voyage des hommes des Lumières. »

L’expansion coloniale s’accompagne d’un discours légitimant la domination de l’homme blanc sur des peuples à civiliser. Les thèses racialistes et racistes contaminent l’esprit de l’opinion publique. Les gens se pressent pour voir « des sauvages » mis en scène, venus de contrées lointaines lors des Expositions coloniales qui fleurissent dans toutes les métropoles occidentales. Parallèlement, la littérature enfantine transmet pendant des générations une image dépréciée du colonisé noir ou jaune, on trouve de nombreux exemples dans Babar, Tintin, mais aussi dans l’œuvre de Jules Verne. Le cinéma accompagne évidemment cette campagne : idéalisation de l’œuvre coloniale civilisatrice face à des peuples ignorants.

Selon Daniel Rivet, l’image romantique de l’Arabe ne résiste pas au choc de la colonisation. D’oriental, il devient indigène, c’est-à-dire un homme de nulle part. On le tolère parce qu’on ne peut pas faire autrement, la France étant le berceau des Droits de l’homme. Au fur et à mesure l’image stéréotypée du Maghrébin va s’accentuer parce que l’indigène réel n’est pas un être docile, ni soumis.  Après 1914, cette ignorance des indigènes s’approfondit, les Européens s’éloignent du bled, ils se retranchent dans des enclaves coloniales. Au début de la colonisation les colons vivaient en immersion dans la société maghrébine, peu à peu le contact se perd.

De son côté, le Maghrébin voit l’Européen comme un être malfaisant, qu’il faut s’abstenir de fréquenter. La cohabitation avec le chrétien métamorphosé en colon reste un acte compromettant, une souillure.

Cependant, il convient aussi ici pour ne pas entrer dans des schémas trop simplistes d’évoquer les « hommes frontières », ceux qui ne sont ni dans un camp, ni dans l’autre. Même si cela reste une minorité, il y a des femmes et des hommes qui pratiquent le « dialogue des cultures ». Au temps le plus fort de la colonisation, il y a eu des indigénophiles. Les anti-colonialistes ont été contemporains de cette période. Il ne s’agit pas ici de juger des hommes et des femmes mais d’essayer de comprendre comment se développent le rapport à l’autre et la peur de l’autre. Cependant pour reprendre, Jocelyne Dakhlia, la rencontre de l’autre ne se fait pas forcément dans l’harmonie, elle peut se faire dans la violence.

«  Le mélange, l’indistinctement qu’attestent les civilisations, proches et voisines ou plus éloignées n’est d’ailleurs pas nécessairement synonyme d’harmonie et de consensus. Pour dialoguer, il faut parler la même langue, mais le dialogue conduit aussi parfois à l’injure. Le métissage lui-même, où l’on voit si volontiers aujourd’hui un potentiel d’harmonie, a aussi dénoté dans l’histoire, il ne faut pas l’oublier, la violence de la conquête et l’assimilation forcée. Même les lieux fusionnels sont des lieux où il faut admettre, éventuellement, la violence, la discorde, la subordination et le rapport de force.

Se souvenir de ce qui en nous est autre, en vertu des aléas de l’histoire, éprouver notre coextensivité à d’autres sociétés ne participe donc d’aucun humanisme bien pensant. C’est simplement prendre la mesure de la dialectique labile, réversible, de nos différences, y compris dans le désaccord et le conflit. Mais la perspective du conflit n’est pas celle du choc. »[3]

Nous sommes là au cœur du sujet, la peur de l’Autre prend ses racines dans l’histoire de nos sociétés, mais la curiosité et l’intérêt accompagnent aussi cette histoire. La question n’est pas de faire de l’angélisme en brandissant le modèle d’Al-Andalus à tout bout de champ, révisant ainsi l’histoire des hommes. Jocelyne Dakhlia, Joaquim Païs de Brito, Gilles Manceron et Gérard Khoury tenteront d’analyser ces images qui façonnent notre culture post-coloniale d’un côté comme de l’autre.

 

Murielle Fourlon

 


[1] Edward W. Saïd, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, 1997.

[2] Jean-Claude Berchet, Le voyage en Orient, anthologie des voyageurs français au XIXe siècle, Paris, Bouquins, Robert Laffont, 1985.

[3] Jocelyne Dakhlia, extrait de son discours à l’UNESCO : « D'une culture à l'autre : distinction des limites et limites de la distinction », colloque : Comment surmonter les résistances au dialogue entre les civilisations, janvier 2003.