Rencontres d'Averroès, 1996 Méditerranée : inventer la paix
EDITO
La troisième édition des Rencontres d"Averroès* se déroulera les 7 et 8 novembre prochains à l'auditorium du palais du Pharo. Elle prouve avec vigueur que la réflexion sur la Méditerranée continue. Cette année, il sera question de guerres et bien entendu de paix, thème récurrent de ces Rencontres et évidemment d'actualité. Mais en se penchant sur l'histoire de la Méditerranée, en remontant le fil des siècles, cette question n'a-t-elle pas toujours été présente ? La Méditerranée « une », mer tranquille où les peuples vivaient en harmonie n'a jamais existé. Déchirée, disloquée, la Méditerranée a de tous temps vécu des affrontements. Les civilisations se recouvrent successivement et cela ne se fait pas sans heurts. Destructions, pillages, les guerres n'ont jamais cessé, les hommes se sont perpétuellement affrontés, des croisades à la colonisation, des batailles plus ou moins célèbres, jalonnent cette histoire. La première table ronde : la Méditerranée : mère de toutes les batailles ? pose une interrogation sur des lectures de l'histoire méditerranéenne. Elle tentera, en s'appuyant sur des récits de batailles, de montrer que cette histoire est commune aux Méditerranéens. Elle s'inscrit volontairement dans un temps long. Un temps qui permet de prendre de la distance par rapport aux conflits actuels et sans les minimiser, d'apporter un écho différent de celui que l'on a coutume d'entendre. La Méditerranée, mère de toutes les batailles, peut-être, mais aussi foyer de rencontres et d'échanges. Lors d'un affrontement, nous rencontrons l'autre. Des batailles surgissent des fusions de culture et de civilisations. La seconde table-ronde : la Méditerranée, le mur ou le pont ? , évoquera la culture et les idéologies de la confrontation, les mouvements de repli et d'enfermement. Elle se demandera si la culture est un atout ou un argument pour 1égitimer ces actes de violence. A partir des exemples de L'ex-Yougoslavie et du Liban, les intervenants s'emploieront à apporter une vision nouvelle de ces conflits. Enfin, La troisième table-ronde aura une approche et une analyse géopolitique de la situation méditerranéenne : 1a Méditerranée, quels chemins vers la paix? Le conflit israélo-palestinien jalonnera les discussions. Mais il sera aussi question de se demander comment la Turquie, ce pays charnière entre différents mondes, évoluera et quel rôle il jouera dans un avenir proche. La réflexion s'inscrira dans le sillage de la conférence de Barcelone**; il sera question notamment de la possible signature d'un pacte de stabilité entre les pays méditerranéens.
* AVERROES (1126-1196) JURISTE, PHILOSOPHE ARABE QUI A INTRODUIT LA PENSEE ARISTOTELICIENNE EN OCCIDENT ** LA CONFERENCE DE BARCELONE,0UI S’EST DEROULEE LES 27 ET 28 NOVEMBRE 1995, A RASSEMBLE POUR LA PREMIERE FOIS DANS LHISTOIRE L'ENSEMBLE DES PAYS DE L'UNION EUROPEENNE ET TOUS LES PAYS MEDITERRANEENS (SAUF LA LYBIE). ELLE AVAIT POUR OBJECTIF DE RENFORCER LE PARTENARIAT EUROMEDITERRANEEN.
LA MEDITERRANEE, MERE DE TOUTES LES BATAILLES ? L'histoire de la Méditerranée est jalonnée de conflits et de batailles. Retracer, ici, l'histoire de dix millénaires de civilisation est impossible. On peut, tout au mieux, évoquer quelques batailles importantes, emblématiques qui furent décisives pour le devenir des pays méditerranéens. « Les civilisations, c'est donc la guerre, la haine, un immense pan d'ombre les mange presque à moitié. La haine, elles la fabriquent, s'en nourrissent, en vivent. La Grèce déteste encore plus le Perse que le Perse lui-même (que l'on sait tolérant) ne déteste le Grec. Le Romain hait à mort le Punique qui le lui rend bien. La Chrétienté et l'Islam n'ont rien à s'envier. Au tribunal de l'Histoire, les deux coupables seraient condamnés, renvoyés dos à dos ». Fernand Braudel*. Le choix de replacer les conflits dans une période longue permet aux participants de cette première table-ronde d'apporter un éclairage différent de celui de l'actualité, il nous oblige à prendre de la distance. La Méditerranée n'est pas un espace de paix, elle ne l'a jamais été. Mais que dire de la construction européenne dont l'idée est née en pleine guerre lorsque l'Europe était mise à feu et à sang ? Des noms martèlent cette histoire mouvementée. Braudel décrit « Lépante, le 4 octobre 1571, lorsque la flotte de la sainte Ligue (Venise, la papauté, l'Espagne) sous le commandement de don Juan d'Autriche, écrasait l'armada turque à l'entrée du golfe de Corinthe, dans le golfe de Naupacte au cours de la plus grande bataille de galères qu'ait connue l'histoire ». La bataille des Trois Rois, une des guerres les plus sanglantes du XVIe siècle où trois rois, Sébastien, roi du Portugal, Muhammad al-Mutawakkil, prince de la dynastie saadienne et Abd al-Mâlik, oncle et concurrent de Muhammad trouvèrent la mort. Bataille qui mit fin au rayonnement du Portugal, qui perdit le même jour son roi, sa noblesse et son armée, dont l'issue donna au Maroc une puissance jamais égalée et démontra aux Ottomans qu'ils ne contrôleraient pas le Maroc. Des croisades à la colonisation, l'histoire n'a été qu'un va-et-vient entre deux mondes l'Orient et l'Occident. De part et d'autre, les hommes se sont emparés de l'histoire. « La guerre est productrice de mythes. Suivre ce passage de l’action au mythe est aussi objet d'histoire » soutient Lucette Valensi, historienne, spécialiste de l'islam méditerranéen. Dans son ouvrage Fables de la mémoire - la glorieuse bataille des trois rois, elle se penche sur la formation et la transmission des souvenirs de cette bataille et explique comment deux pays, le Portugal et le Maroc l’ont digéré puis transformé. Elle affirme que cet épisode, appelé le sébastianisme, réussit à être jusqu'au 20e siècle le mythe national portugais. La création artistique et littéraire s'en empare. Fernando Pessoa (poète portugais) s'en fit le prophète. Au Maroc, l'événement fut réinventé. Lors de la décolonisation, les Marocains durent construire une conscience historique nationale, la bataille des Trois Rois ou la bataille de Wâd al-Makhâzin fut exhumée. On la raconta, des barrages portent son nom, Allal el-Fassi en composa une ode et en fit une rencontre annuelle, un pèlerinage jusqu'à ce que progressivement elle s'inscrivît dans l'esprit des Marocains et devienne pour tous un des grands moments d'affirmation de l'identité marocaine dans sa dimension nationale et religieuse. Affabulation, dérive de la mémoire, décantation des souvenirs, les peuples s'approprient ces batailles. Elles s'inscrivent alors dans la mémoire collective pour constituer la culture. Aux mains du politique, elles deviennent outils idéologiques, au nom desquels on se combat.
* FERNAND BRAUDEL (LA MEDITERRANEE, L'ESPACE ET L'HISTOIRE)
LA MEDITERRANEE, LE MUR OU LE PONT ? Contrairement à certains discours qui ont voulu faire croire que la Méditerranée était une entité, la Mare Nostrum, elle a été de tout temps traversée par des conflits sanglants. Aujourd'hui, aux anciennes fractures s'ajoutent de nouvelles. Le processus de paix engagé au Proche-Orient semble être remis en cause. Et l'exemple de l'ex-Yougoslavie illustre avec force cette fracture. Des pays qui vivaient en intégrant les différences culturelles et cultuelles se déchirent aujourd'hui. Beyrouth, Sarajevo, villes cosmopolites, sont autant de noms lancinants qui pendant des années sont venus hanter les journaux télévisés, synonymes brusquement de barbarie et d'intolérance. Sarajevo, « lieu des mères-patries multiples là où la même langue (maternelle) s'est maintenant divisée en trois « Mères » dangereuses » Jean-Pierre Faye* La religion est redevenu l'alibi. Aux mains d'intégristes des trois religions monothéistes, elle est détournée confisquée. Fethi Benslama écrit que « l'islamisme n'est pas un simple discours de retour ou de restauration d'une doctrine, mais une invention, une nouvelle espèce de mythe identitaire » ** Les discours sur l'inégalité des races refleurissent de plus belle. La peur est partout présente. Et là où il était question d'ouvrir les frontières, de nouvelles surgissent. L'homme s'enferme dans des murs. « L'expérience du Mur berlinois pourrait inciter les esprits à ne plus vouloir des Murs yougoslaves, là où les poètes avaient placé un trait d'union linguistique serbo-croate », écrit encore Jean-Pierre Faye*** . Et pourtant, la voix des poètes est assourdie par celle tonitruante qui exacerbe la haine de l'autre. Les passeurs, ceux qui conduisent la pensée, l'art, d'une rive à l'autre ont désormais besoin de visas. Averroès interdit de séjour ? La Méditerranée est victime d'un monde déboussolé qui avait ses repères jusqu'à la guerre du Golfe, deux blocs, deux points cardinaux, l'Est et l'Ouest. Depuis, il n'en reste qu'un qui préconise un nouvel ordre mondial, qui tend à détruire tout particularisme pour créer un seul monde, occidental celui-la, marchant à l'économique. La peur d'être aspiré dans ce monde unique fait resurgir les vieux démons. Face à ce discours de repli et d'exclusion, quel est le rôle de la culture ? Est-elle un argument pour légitimer ces actes de violence ? Ou bien au contraire permet-elle d'établir des ponts ? C'est à ces questions qu'essayeront de répondre les différents intervenants de cette seconde table-ronde.
* ET *** JEAN-PIERRE FAYE (LA FRONTIERE, SARAJEVO DANS L'ARCHIPEL) ** FETHI BENSLAMA (ARTICLE POUR LES NOUVEAUX CAHIERS DU SUD)
LA MEDITERRANEE, QUELS CHEMINS VERS LA PAIX ? Cette troisième table-ronde des Rencontres d'Averroès choisit, à partir des principaux foyers de guerre existants, de questionner les processus de paix en cours. Elle prend délibérément un angle géopolitique pour apporter un éclairage nouveau sur les différents facteurs d'affrontements et de dialogues. Les médias nous tiennent informés au jour le jour du déroulement de guerres qui nous semblent plus ou moins lointaines. Bien souvent, le sens de ces conflits nous échappe parce qu'on n'en connaît pas les origines. Nous croulons sous le poids d'une information qui n'a pas de souci pédagogique. Le mot paix revient lancinant, on finit par ne plus y croire. Pourtant si on veut trouver des solutions il faut essayer d'approcher la cause des problèmes. Elias Sanbar, historien palestinien, directeur de la Revue d'études palestiniennes et Zeev Sternhell, professeur à l'université hébraïque de Jérusalem, donneront leur point de vue sur le conflit israélo-palestinien. Le processus de paix semble mis à mal, cependant selon Elias Sanbar, « les Palestiniens ont gagné des choses fondamentales. Ils ont gagné un début d'évacuation des forces d'occupation – même si celui-ci est aujourd'hui menacé sur le terrain. Ils ont gagné un retour de leurs institutions sur le sol national. Ils ont prouvé au monde qu'ils voulaient vivre en paix. » * Zeev Sternhell explique que du côté israélien des choses ont changé, ainsi la gauche travailliste israélienne « qui jusqu'alors s'était elle aussi acharnée a refuser le fait palestinien, a fini par accepter l'idée que la guerre d'indépendance avait pris fin en 1949, avec la constitution de l’état d'Israël, et non pas en 1967, lors de la conquête de la Cisjordanie et du plateau du Golan. » Ils acceptent donc que « les territoires occupés lors de la guerre des six jours doivent être dans leur quasi-totalité échangés contre la paix et l'insertion d'Israël dans le Proche-Orient ». ** On ne peut évidemment pas prévoir l'avenir, ces questions appartiennent à l'actualité mais ces différentes analyses permettent de comprendre que rien n'est figé et que les blocages ne sont pas inéluctables. Des éléments de réponse existent. Semih Vaner évoquera le problème turc. La Turquie, au carrefour de l'Europe, de l'Asie, du Moyen-Orient et de la Méditerranée, signataire d'une union douanière avec l'Europe a un rôle à jouer important dans la constitution d'un partenariat euro-méditerranéen. Elle a demandé son adhésion à la Communauté Economique Européenne en avril 1987. Depuis, la Communauté ne l'a toujours pas acceptée en grande partie à cause de la Grèce qui utilise son droit de veto, la question de Chypre opposant les deux pays. La Turquie doit relever deux défis, l'islamisme et la question kurde. Selon Semih Vaner, « le devenir de la Turquie - dont la question de l'intégration à l'Union européenne constitue l’une des facettes les plus singulières - intéresse au premier chef la sécurité régionale et internationale » *** Durant ces débats, la signature du pacte de stabilité entre les pays méditerranéens engendrée par la Conférence de Barcelone sera aussi à l'ordre du jour. Michel Korinman apportera une vision géopolitique d'ensemble sur la situation en Méditerranée. Cette troisième édition des Rencontres d'Averroès permettra peut-être d'ouvrir quelques chemins vers la paix.
Murielle Fourlon * ELIAS SANBAR (ART. DU MONDE DU 1ER OCTOBRE 1996) ** ZEEV STERNHELL (ART. DU MONDE DU 3 OCTOBRE 1996) *** SEMIH VANER (LA TURQUIE EN MOUVEMENT)
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