Page 1 sur 3 Rencontres d'Averroès, 1995
Une mémoire d'avenir
« Penser la Méditerranée des deux rives », ces mots illustrent avec force la seconde édition des Rencontres d'Averroès (les 10 et 11 novembre 1995 au théâtre de la Criée), s'inscrivant en faux contre ceux qui voudraient nous faire croire que la Méditerranée n'est composée que d'un seul et même rivage, le nord, l’arc latin. Cette théorie, échafaudée par les fascistes italiens derrière Mussolini ou encore par les maurassiens, prônait l'appartenance historique de l'Europe à la seule civilisation gréco-latine en niant que la Méditerranée n'avait pu se faire sans l'apport d'hommes des cultures juive et musulmane.
EDITO
Un homme comme Jean Giono s'opposait déjà avec vigueur à cette révision de l’histoire : « Ce n’est pas par dessus cette mer que les échanges se sont faits, c’est à l'aide de cette mer. Mettez à la place un continent et rien de la Grèce n'aurait passé en Arabie, rien de l'Arabie n'aurait passé en Espagne, rien de l'Orient n'aurait passé en Provence, rien de Rome à Tunis. Mais sur cette eau, depuis des millénaires, les meurtres et l'amour s'échangent et un ordre spécifiquement méditerrané s’établit. Gabriel Audisio, membre des Cahiers du Sud dirigés par Jean Ballard, affirmait en 1936, qu'il était « citoyen de la Méditerranée, à condition d'avoir pour citoyens tous les peuples de la mer : y compris les juifs, les Arabes, les Berbères et les Noirs ». La première édition des Rencontres insistait sur la réunion de ces deux rives, évoquant alors l’héritage arabo-andalou dans la culture méditerranéenne. L'époque d'Al Andalus où coexistaient les trois cultures juive, chrétienne et musulmane fût une période riche en échanges culturels et intellectuels. Ces Rencontres se placent sous le signe d'Averroès, figure emblématique de ce syncrétisme, et pourtant méconnu du grand public. Cet Arabe européen, né à Cordoue en 1126 et mort à Marrakech en 1198, était juriste et philosophe. Il fut l'introducteur de la pensée aristotélicienne en Europe. Passeur, homme-pont, Averroès illustre bien l'objectif de ces échanges intellectuels qui, cette année, ce sont donné pour thème : la Méditerranée, une mémoire d'avenir ? L'Institut du Monde Arabe, en organisant cet espace de réflexion à Marseille, a voulu ainsi s'inscrire dans la tradition des Cahiers du Sud. Comme l'avait souhaité Jean Ballard, directeur des Cahiers, l’IMA et en particulier Thierry Fabre (organisateur des Rencontres d'Averroès) ont pour ambition de faire de Marseille un pôle et un foyer de réflexion sur la Méditerranée. Ces Rencontres se découperont en trois grandes tables rondes, suivant la conception du temps de Fernand Braudel. Le temps long sera consacré aux grands récits mythiques, les récits fondateurs qui ont façonné l'imaginaire méditerranéen et qui survivent dans notre civilisation d'aujourd’hui. Le temps intermédiaire auscultera la Méditerranée, synonyme de déchirures, de discordes dont l’actualité récente vient apporter encore son écho (l'assassinat du Premier ministre israélien mettant encore une fois en péril le processus de paix au Proche-Orient), ce sera le temps des fractures. Et pour finir, le temps immédiat, celui de l’événement, une troisième table ronde qui se propose de réfléchir sur demain, la Méditerranée. Ce sera donc tout le contraire d'une clôture puisque cette réflexion s'inscrit dans la perspective de la conférence qui se tiendra à Barcelone les 27 et 28 novembre prochains. Le temps des mythes « Les civilisations traversent le temps, elles triomphent de la durée. Tandis que tourne le film de l’histoire elles restent sur place imperturbables. (...) Cette immobilité enracine les civilisations dans un passé beaucoup plus ancien encore qu'il n'y parait à première vue, et cette longue durée s'incorpore forcement à leur nature. (...) Car une civilisation est une continuité qui, lorsqu'elle change, même aussi: profondément que peut l’impliquer une nouvelle religion, s'incorpore des valeurs anciennes que survivent à travers elle et restent sa substance. » Fernand Braudel, La Méditerranée, espace et histoire (1985)
Les grands récits ont traversé l’histoire des civilisations méditerranéennes. Les mythes ont façonné notre imaginaire. De la Mésopotamie aux récits de l’Iliade et de l’Odyssée, repris par Virgile dans l’Enéide, ces histoires s'entrelacent, on en retrouve des traces dans la Bible ou dans le Coran. Dante Alighieri, poète florentin, s'inspira de ces textes fondateurs pour écrire La Divine Comédie et fut à son tour source d'inspiration pour les générations suivantes. « Les peuples qui oublient leurs mythes sont condamnés à mourir de froid »*. Pour cette première table ronde, Jean Bottero, bibliste et assyriologue, interviendra sur le passage des mythes d'une civilisation à l’autre. Pour lui, limiter la naissance de l’Occident à la Grèce et Rome c'est « faire preuve de courte vues ». « Il y a toujours quelque chose avant », et ce quelque chose c'est la Mésopotamie, une des plus vieilles civilisations historiquement connues. L'écriture est née en Mésopotamie, on y a retrouvé des tablettes à l’écriture cunéiforme datant de 3200 avant notre ère. Ces tablettes racontent des histoires qui sont à l’origine de récits plus récents. Ainsi, Les Travaux et Les Jours d'Hésiode fourmillent de détails mythologiques évoquant les légendes mésopotamiennes. La civilisation sumérienne a influencé tout le Proche-Orient sémitique, mais aussi les Grecs par l’intermédiaire des Hittites. On retrouve des traces d'une mythologie antérieure chez les philosophes grecs présocratiques qui remontent à cette civilisation. Jean Bottero, dans son livre La Bible et l'Historien raconte que le 3 décembre 1872, la Bible a perdu à jamais sa prérogative immémoriale d'être « le plus ancien livre connu », Georges Smith, un des premiers assyriologues annonçait ce jour là que dans une tablette mésopotamienne, il avait trouvé une histoire très proche du récit biblique du Déluge. Il y avait découvert entre autres certains détails comme celui des trois oiseaux que Noé envoie pour savoir si la terre a émergé. « Du coup, la Bible rentrait dans le courant de la littérature universelle et prenait place parmi la chaîne sans fin des œuvres rédigées par les hommes (...) ».** « Dis moi comment tu imagines et je te dirai qui tu es »** Salah Stétié, poète libanais, interviendra dans cette première partie sur l’imaginaire particulier à l’Islam. Pour Salah Stétié, « la poésie est quelque part dans l’homme, enracinée dans sa souche la plus profonde du terreau mythique et mystique. Les grandes œuvres sacrées ou profanes telles que les récits du Veda, la Bible, le Coran, les récits de Popol-Vuh ou encore les Chants de l’Edda sont des textes poétiques. Depuis Homère, Virgile ou Dante, tous les grands livres de poésie sont liés au sacré. De même que les textes de Jouve, St John Perse, Höderlin et Rimbaud nous interpellent par une interrogation sacrée ». Salah Stétié, à travers plusieurs ouvrages, a étudié particulièrement le mythe des Sept Dormants. Cette légende a gouverné l'imaginaire oriental et l’imaginaire occidental pendant mille ans. Ce mythe est repris par le Coran dans la sourate intitulée La Caverne. Durant tout le Moyen-âge, il a été extrêmement populaire dans toute la chrétienté. On retrouve des prolongations de ce récit dans les fondations du romantisme allemand ou dans la poésie d'Arthur Rimbaud. « Les Sept Dormants sont sept gens inspirés qui résistent à la persécution de l'empereur Decius, lequel veut les contraindre au culte des idoles. Ils se savent porteurs du vrai Dieu et l’empereur prétend les forcer à trahir leur foi. Ils s'enfuient et se réfugient dans une caverne, qui se referme sur eux. Là, ils passent trois cents ans, deux cent quatre-vingt ans disent certains, à dormir d'un sommeil bercé par l’Ange et ce sommeil qui les retranche du monde est, en même temps, pour eux, une façon de rester mystérieusement présents et vigilants au cœur de la Création. » Le sommeil est ici une coupure avec la réalité : « à travers le sommeil, c'est une forme de recréation intérieure du monde ». Les mythes ne sont pas morts, ils survivent dans notre imaginaire, à travers la poésie. Ces grands récits sont nés en Méditerrané. Salah Stétié nous dit qu'il faut revenir à ces valeurs créatrices pour lutter contre l’uniformisation du monde imposée par la vision occidentale. « La Méditerranée est trop mythique et trop mythologique, et la mythologie trop emmêlée à ce qui, de nous, est intelligence et sensibilité complexes, pour que la technologie - qui est mythologie de notre modernité - nous fasse vraiment peur. »*** Murielle Fourlon * Georges Dumézil **Jean Bottero in La Bible et l’Historien (1986, 1992) ***Salah Stétié in La Méditerranée créatrice, sous la direction de Thierry Fabre (1994)
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