La Lecture est une arme |
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Cahier spécial de l'hebdomadaire Taktik :
S'engager et jeter l'ancre en Méditerranée.
octobre 1994
La Lecture est une armeLes discours du fondamentalisme musulman se propagent avec d'autant plus de rapidité qu'ils poussent sur les terres arides de la pauvreté. Ici comme ailleurs, les exclus sont une proie idéale pour cet extrémisme politico-religieux. Tant que l'on ne donnera pas à tous les armes pour se défendre contre ce fléau il continuera à prospérer. Certains l'ont compris. Ils sont depuis longtemps sur le terrain.
« Mes paroles se racornissent / Sous le poids des vôtres / Vous avez pris le dessus / Je me cherche je ne sais où / Un noeud s'est installé / Dans mes folies convulsives / Femme / Je suis femme par mes angoisses, par mes peurs / Non par mon ventre ».*Juin 1993, Tahar Djaout, poète algérien est assassiné. Février 1994 c'est au tour de Joaqim Grau, libraire à Alger. Entre eux la liste est longue. On les assassine pour les forcer au silence. Ces vivants qui vivent dans l'angoisse de mourir ou qui ont pris le chemin de l'exil croient à la modernité, à l’ouverture et refusent de pactiser avec les obscurantismes d'où qu'ils viennent. Leur engagement tient désormais dans la lutte pour vivre et dans l’espoir que leur pays reprenne un jour un visage humain. Le Comité International de Soutien aux intellectuels Algériens s'est constitué justement en ce mois de juin 1993. Les intellectuels, rassemblés autour de Pierre Bourdieu, président de la section française, en décidant de créer ce comité s'expliquent : pour eux il ne s'agit pas seulement « de défendre leurs pairs de l’autre côté de la Méditerranée » mais plutôt « d'exercer leur devoir d'éveil, leur devoir d'analyse et leur devoir critiques ». C'est au delà de « l'identification à une caste d'un pays ami », « au delà des victimes et des personnes menacées, un rô1e social, une activité symbolique, dans son sens le plus large ». Le soutien que propose le CISIA n'est pas seulement moral, il met on place un réseau de solidarité permettant de trouver des familles d'accueil pour des gens qui ont fui leur pays sans rien, de trouver des lieux d'hébergement, des aides financières, du travail, des papiers en règle. Démarches qui sont fortement contrariées par les mesures prises par le gouvernement français en matière d'immigration. Le CISIA Provence constitué en juillet 1994 suit les mêmes lignes directrices que la section parisienne, leur but est de sensibiliser la population à la situation algérienne et de résoudre des problèmes concrets. La Renaissance n'aura de cesse de reprocher aux Arabes d'avoir coupé les liens directs avec la philosophie grecque. Reparler d'Averroès aujourd'hui c'est réhabiliter une période de l'histoire peu connue du public, niée souvent pour des raisons idéologiques. Période où le modèle andalou prouvait que les communautés religieuses coexistaient sans se déchirer. C'est aussi montrer que l'apport des Arabes a été fondamental, que l'héritage gréco-romain n'est pas l'apanage des occidentaux. Faire d'ibn Rushd le symbole des rencontres qu'organisent l'Institut du Monde Arabe, c'est réaffirmer l'existence d' « hommes-ponts », de passeurs de culture. « Créer c'est faire face à la mort »**Le développement de l’intégrisme en Algérie a été favorisé par les fractures sociales. Le discours populiste lui a permis de s'infiltrer dans une population laissée à l’abandon par les pouvoirs publics ; il a su recréer du lien social. A Marseille, le travail des associations est primordial pour préserver l’équilibre fragile des populations « exclues », leurs actions sont peu connues du public car elles ne sont pas médiatisées, elles travaillent au quotidien dans l’ombre. Pour Nabil Ben M'Rad, directeur régional du CLAP Méditerranée, comité de liaison des associations pour la promotion : « Le citoyen ne se définit ni par son appartenance communautaire ou nationale mais par son activité publique. La citoyenneté comme une nouvelle clé pour l’intégration est le rempart contre la montée des intégristes quels qu'ils soient. » Les exclus de l’écritNe vous est-il jamais arrivé de vous retrouver dans une gare devant un tableau d'affichage indiquant les arrivées ou les départs des trains et qu'une personne vous demande de la renseigner à ce sujet, tout naturellement vous lui répondez que c'est écrit au dessus d'elle, « je n'arrive pas à lire j'ai oublié mes lunettes » vous rétorque-t-elle. Excuse pudique pour ne pas dire « je ne sais pas lire ». Ne pas savoir lire et écrire fragilise, renferme, comment s'orienter dans le métro? Comment remplir n'importe quel papier administratif? Des gens s'engagent au quotidien pour lutter contre l’illettrisme, l’analphabétisation. Ils font partie d'associations, telles le CLAP, ou d'ATD Quart Monde. Le rôle du CLAP est de promouvoir la vie associative, et donc de promouvoir des associations qui se consacrent à l’alphabétisation, il organise depuis 1991 un grand concours d'écriture qui a pour but de « valoriser l’expression des publics en difficulté avec la lecture et l’écritures. Les participants sont uniquement des gens qui sont en apprentissage de l’écriture et de la lecture. Ils sont de touts âges, de cultures différentes et ce concours leur permet par l’outil de l’écrit de s'exprimer. La municipalité vient également de confier au CLAP la tâche de créer des espaces de lecture dans les cités. Ces espaces doivent assurer la liaison entre la bibliothèque municipale, les écoles et les associations de quartier. Bibliothèques de rueLes membres d'ATD Quart-Monde se sont donnés pour mission de réconcilier des enfants avec l’écrit, souvent perçu de manière négative car rattaché à l’école et souvent à l’échec. Le père Joseph Resinski, fondateur du mouvement, explique les raisons de son engagement : « Je suis jaloux de ceux, qui dès leur enfance, apprirent à aimer la musique et la danse, l’art et la poésie. Je n'eus pas cette chance et toute ma vie j'en ai souffert. Pouvoir l’offrir aux plus pauvres a été mon combat. Si toi, tu respectes un livre, c'est parce que le livre est entré dans ta vie comme une tradition. Tu as été entouré de gens qui disaient que leurs livres étaient leurs amis. Tu as grandi dans une culture du livre. Pour celui qui n'a pas eu cette chance, le livre n'a pas une valeur en soi ; il ne va pas le couvrir, il le laissera traîner dans un coin, il crayonnera dessus. » ATD Quart-Monde essaye d'établir un dialogue avec les enfants, avec les familles. Les bibliothèques de rue se veulent être des passerelles entre l’école et les bibliothèques. Les bénévoles d'ATD Quart-Monde vont dans les cités, les quartiers avec leurs livres sous le bras, ils vont à la rencontre des enfants qui souvent les attendent. La régularité est très importante dans leur action, les enfants doivent savoir où ils sont et quand ils viennent. S'il pleut, ils s'installent dans une cage d'escalier, « il faisait froid à Plan d'Aou ce mercredi matin. Nous avions cinq minutes de retard. Un enfant, tout emmitouflé, arrive en disant : « Je me demandais où vous étiez, je vous attendais et j'ai envie de lire ». Comme dehors il fait trop froid et c'est trop mouillé, il nous propose sa cage d'escalier. D'autres enfants nous y rejoignent et nous sommes bientôt dix ; il fallait vraiment venir ce jour là aussi... Les gens qui s'engagent pour faire accéder à la culture ces enfants, s'engagent aussi à écrire ce qu'ils font, ce qu'ils voient, ils sont là pour témoigner de la vie de ces gens qui n'ont jamais la parole dans l’Histoire. Ils sont là pour leur permettre de s'exprimer. Ils organisent des universités populaires du Quart-Monde, c'est un lieu d'apprentissage. On ne donne jamais la parole aux plus pauvres, ATD Quart Monde fait en sorte qu'individuellement ou en petit groupe ils puissent se faire entendre. La bibliothèque du Panier, un cas à part.Le Panier est un quartier où les gens vivent en autarcie, il y a les habitants et les autres. La bibliothèque, venant de l’extérieur comme une pièce rapportée a eu du mal à s'intégrer dans le tissu social du quartier. Il a fallu que l’équipe de la bibliothèque fasse un travail d'ouverture vers les habitants. Elle a dû faire un travail d'animation, travail sur le conte, ateliers d'écriture et de lecture. L'écrivain, Youssef Zeidal travaille depuis deux mois avec les enfants sur la réalisation d'un livre et avec les femmes du quartier sur un travail vidéo. (Travaux présentés samedi 15 octobre 1994 à la bibliothèque du Panier, de 10 à 13 heures). Petit à petit les jeunes se sont appropriés le lieu, la bibliothèque est devenue un lieu de vie et un rouage socio-culturel du quartier. Par contre, il y a échec du côté des adultes, ceux-ci ne se sentent pas concernés par la bibliothèque, les prêts se font surtout aux enfants. Mais contrairement aux autres établissements culturels installés au Panier, le Centre de la Vieille Charité, le Centre de Poésie qui s'adressent à une élite intellectuelle, la bibliothèque a réussi à intéresser la population du quartier. Par les enfants, elle espère drainer le public adulte. La Lecture un service publicCette démarche va dans le sens de la politique actuellement menée par la ville de Marseille en faveur du livre et de la lecture publique. Le réseau urbain des bibliothèques (les bibliobus, les bibliothèques de quartier et de secteur) travaille en effet en conjonction forte avec les associations afin d'amener peu à peu toutes les couches de la population des banlieues et du centre à se rapprocher du livre, autrement dit à entrer dans une bibliothèque. Mais si des moyens non négligeables sont mis en oeuvre de ce côté social du livre, l’engagement des bibliothèques à l’égard de meilleurs services (en particulier du côté des sciences humaines, pour les étudiants et les chercheurs) se manifeste par le déplacement de la bibliothèque centrale sur le site de l’Hôtel Dieu, jusque là occupé par l’assistance publique. Cette bâtisse hospitalière du XIIe siècle va accueillir sur ses 20.000m2 un redéploiement des fonds de la bibliothèque Saint Charles (qui craque sous la pression des documents à l’étroit sur les 10.000m2 existants). La priorité est faite à l’accès du public aux ouvrages puisque plus de trois cent mille d'entre eux seront directement accessibles. La question que se posent bien sûr les professions du livre est de savoir si cette nouvelle installation que l’on promet performante (jusqu'à pouvoir entrer en collaboration étroite avec la Bibliothèque Nationale de France à Paris) jouera un rôle dans le statut du livre dans une ville comme Marseille. Si la nouvelle bibliothèque est une réponse et une aide aux actions en cours en faveur de la lutte contre l’illettrisme et en faveur de l’amélioration des services de pointe, alors Marseille pourra totalement s'enorgueillir d'oeuvrer contre un intégrisme qui est finalement essentiellement intellectuel. Murielle Fourlon* Daoula Choualhi, poétesse algérienne** Zined,Laouedj, écrivain ; d'expression arabe |