Rencontres d'Averroès, Marseille, 2002 Première table ronde la violence et le sacré « Le mal c’est ce contre quoi on lutte quand on a renoncé à l’expliquer » Paul Ricœur La religion entraîne-t-elle la violence ou au contraire s’érige-t-elle en rempart contre la haine ? La Méditerranée est le berceau des trois monothéismes : le judaïsme, le christianisme et l’islam. Les trois religions du Livre se sont affrontées au cours de leur histoire et encore aujourd’hui, elles servent de prétexte aux fanatiques pour justifier des actes barbares et cruels. Tuer au nom de Dieu peut être une des définitions données à la guerre sainte ou au jihad.
Pour Jean Flori, historien médiéviste, spécialiste de l’histoire des idéologies et des mentalités religieuses, invité de cette première table ronde : “Il n’est pas inutile, pour mieux comprendre notre temps, de se pencher sur les racines des idéologies de guerre sainte, dont nous récoltons aujourd’hui les fruits vénéneux.“1
"Si quelqu'un vient te tuer, tue-le d'abord", cette formule rabbinique prescrit une violence d'autodéfense. La loi juive ne nie pas que l' homme peut adopter un comportement violent et agressif. Ne pouvant éliminer cette tendance, elle essaie de la limiter. Dans le monde antique, lorsqu'une nation était vaincue, ses dieux l'étaient aussi. Le Dieu d'Israël est désigné comme le guerrier "vaillant au combat", qui "s'avance comme un héros" et marche à la tête de son armée. Selon la Michnah, il existe trois catégories de guerres (Sotah 8,7), la "milhèmet hovah" ou guerre obligatoire, en cas d'attaque de l'ennemi, la "milhèmet mitsvah", prescrite par Dieu et la Torah et la "milhèmet ha-rechout" ou guerre d'option à visée exclusivement politique. Mais si à l'époque antique, le concept de guerre sainte paraissait vital, il n'existait pratiquement plus lorsque les juifs perdirent leur indépendance. Les guerres bibliques appartiennent désormais au passé. A la fin du XVIIIe siècle, lors de l'émancipation des juifs en Europe et en Amérique, les juifs se battaient sous les drapeaux du pays dans lequel ils vivaient. Ce n'est qu'en 1948/49, lors de la guerre d'indépendance d'Israël, que la "milhèmet mitsvah" (guerre justifiée) reçoit à nouveau l'approbation de la plupart des autorités religieuses. Les guerres qui suivent, le seront également, à l'exception de la guerre du Liban en 1982, considérée comme une "milhèmet harechout" (guerre d'option). Si la bible hébraïque acceptait l’idée de violence sacrée et de guerre sainte, il n’en allait pas de même à l’origine pour le christianisme. La prédiction de Jésus-Christ était révolutionnaire dans le sens où elle pouvait prendre une dimension universelle et internationale. Le Christ refuse de mêler la foi et le politique. Cependant cette séparation du politique et du religieux ne durera pas et lorsque l’empereur Constantin, devenu chrétien, prend la tête de l’Empire Romain, la religion sert de fer de lance à la guerre contre les “barbares“. Plus tard, avec l’essor de la papauté et l’implication de l’Eglise dans la société féodale, l’usage de la violence armée sera sacralisée. Elle est alors destinée à défendre l’Eglise. De la guerre défensive, elle passe à la guerre offensive dont le paroxysme sera atteint lors de la Reconquista et de l’Inquisition. “La doctrine de la guerre juste prend sa source dans la théologie chrétienne : elle présuppose l’idée d’une République universelle et le fait que l’Eglise soit dévolue à une autorité politique“2, souligne Myriam Revault d’Allonnes, philosophe, invitée de cette table ronde. Par contre, le concept de guerre sainte est inscrit dans la tradition musulmane dès l’origine. L’usage de la violence armée est admis, valorisé, justifié et codifié. Mahomet ne fait pas de distinction entre l’action religieuse et l’action politique et militaire. Plusieurs révélations coraniques incitent à des combats contre les infidèles. Une autre révélation établit la supériorité du croyant qui combat sur celui qui ne combat pas. C’est la notion de martyre des guerriers morts dans le jihad contre les infidèles. Celui qui meurt au combat entre directement au paradis. Pourtant, le mot jihad, traduit le plus souvent par guerre sainte, exprime une notion plus large : “l’effort accompli dans la voie de Dieu“. Il y a donc plusieurs sortes de jihad qui n’ont rien à voir avec la guerre. La violence est inscrite dans les textes fondateurs des grands monothéismes. Cependant on retrouve “la problématique anthropologique de la violence dans toutes les sociétés primitives, il y a des rites sacrificiels et des actes de violence guerrière“ comme l’explique René Girard dans son livre La violence et le sacré. Le polythéisme n’est pas, par nature, plus tolérant ou moins porté sur la violence que le monothéisme, ajoute Jean Flori en prenant l’exemple de l’Empire Romain païen qui ne manifesta aucune tolérance réelle vis-à-vis du christianisme parce qu’il était inassimilable à la religion de Rome. Par contre, Yahvé était pour les Romains le dieu des juifs comme Mercure était pour eux celui des voyageurs. Le peuple juif, dès lors qu’il conservait son particularisme ethnique et sa religion particulière, ne représentait aucun risque pour le paganisme romain. La religion n’est sans doute pas la cause unique et principale de la violence et de la haine. “Il n’y a pas dans ce monde beaucoup de choses inquiétantes, mais rien n’est plus inquiétant que l’homme, aucune chose n’est plus inquiétante que l’homme“, souligne Myriam Revault D’Allonnes, citant et traduisant une phrase d’Antigone de Sophocle, à propos du tragique grec. Murielle Fourlon 1. In Guerre sainte, jihad, croisade – violence et religion dans le christianisme et l’islam, Seuil 2002. 2. In Fragile humanité, Alto Aubier, 2002 |