Une jeunesse mutante |
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Taktik, avril 1995
Une jeunesse mutante
Après avoir travaillé sur les Palestiniens de Jordanie et sur l’islam en France, Mounia Bennani-Chraïbi, chercheur en sciences politiques, s’est consacrée pendant quatre ans à l’étude des jeunes au Maroc. L’édition CNRS Méditerranée vient de faire paraître son ouvrage : Soumis et rebelles, les jeunes au Maroc, livre qui résulte d’une série d’enquêtes de 1989 à 1991 auprès de jeunes non militants, scolarisés. Des gens de la rue que l’auteur qualifie de « mutants ». Entretien…Pourquoi ce titre, les jeunes Marocains interrogés n’ont pourtant pas l’air très rebelle ? Mounia Bennani-Chraïbi : Dans les moments de destruction, lors des manifestations, ils sont rebelles dans leur propos. Ils sont coincés entre la soumission et la rébellion. Ils se révoltent contre un système injuste envers eux, d’où ils se sentent exclus. Mais c’est une révolte qui a du mal à se cristalliser. Ils sont très pragmatiques. J’ai voulu dégager deux grandes tendances, ce que j’appelle le temps froid, c’est un temps qui correspond à l’apathie, à l’individualisme. C’est un temps où deux types d’attitudes coexistent : ils veulent participer à la société de consommation, mais ils en sont exclus. Ils ne se retrouvent pas non plus dans les partis d’opposition. La classe politique est discréditée. Pour survivre, ils bricolent les différents modèles. Ces tendances se cristallisent en temps chaud, l’individu cesse de se voir comme isolé, il appartient alors à un groupe. Il se bat contre un système national mais aussi contre un système transnational.
A certains égards, l’attitude des jeunes Marocains ne semble pas très éloignée de celle des jeunes Français. M BC : Si on ose pousser la comparaison avec la France ! Peut-être, dans le sens où ce mouvement participe à un temps mondial. La grande différence qu’il y a entre eux et la jeunesse française, c’est que ces jeunes Marocains se sentent exclus chez eux, mais aussi ailleurs. Ils sont au courrant des actes racistes qui ont lieu dans les pays occidentaux, ils ont conscience de la difficulté de s’installer à l’étranger. Les jeunes Marocains se situent entre deux mondes. Il n’y a plus de monde bipolaire Est-Ouest. Aujourd’hui, c’est un affrontement entre l’Occident et les Arabes et les musulmans. Cette prise de conscience s’est manifestée violemment pendant la guerre du Golfe. Ils reprochaient aux Occidentaux d’appliquer une politique à « deux poids, deux mesures ». Une politique qui instrumentalise le concept des droits de l’homme par rapport à leurs intérêts économiques.
Dans votre livre, vous comparez à plusieurs reprises la situation marocaine et celle que connaît l’Algérie. Quelles sont les grandes différences entre ces deux pays ? M BC : Au Maroc, le pouvoir central est très fort, il a coopté ses opposants. Aujourd’hui, ils ont l’air impuissant. Les jeunes ne peuvent s’identifier à ces opposants. L’identification se joue quand on perçoit le défi. L’Algérie, aujourd’hui, traverse un temps chaud qui dure. Une des grandes différences avec l’Algérie, c’est le choix qu’a fait le Maroc à l’Indépendance. Le gouvernement marocain a pris des options conservatrices qui ont bloqué le changement social. Il s’est accroché à l’agriculture, il faut dire qu’il ne possédait pas les ressources en pétrole et en gaz de l’Algérie. Autre différence importante, le pluralisme est inscrit dans la Constitution marocaine. La monarchie luttait contre les mouvements nationaux. Alors qu’en Algérie, le gouvernement s’est construit sur un parti unique le F.L.N., mouvement national. Durant les années 60, les opposants ont cherché à éliminer le roi et vice et versa. Puis, il a réussi à obtenir un consensus sur la question du Sahara. Seuls quelques groupuscules marxistes-léninistes étaient contre. Le monarque a ainsi coopté la classe politique. Le Maroc a connu des crises successives qui ont forcé le gouvernement à s’adapter. L’Algérie, par contre, a trop promis. C’était l’Etat-providence, tiers-mondiste, qui avait une position de leader. Le désenchantement qui a suivi toutes ces promesses n’en a été que plus grand. Les Marocains n’ont pas connu de désillusions aussi brutales.
Pourtant les jeunes Marocains, à travers votre étude, ont l’air d’attendre beaucoup aussi d’un Etat-providence. M BC : Oui, le gouvernement marocain en monopolisant tous les pouvoirs, s’est rendu indispensable et responsable de tout, donc de la situation d’échec que connaissent ces jeunes. Le pouvoir n’a pas su redistribuer socialement.
Pourquoi les partis d’opposition ne sont pas crédibles ? M BC : Pendant longtemps, les opposants ont essayé de renverser le roi, ils se sont rendu compte que cela ne marchait pas alors ils ont décidé de jouer avec les règles politiques qui existaient. Ces partis d’opposition sont constitués essentiellement de cadres et sont peu crédibles. Donc il n’y a pas d’opposition organisée par les jeunes au Maroc ? M BC : Rien n’est figé, on est dans des dynamiques. Pendant la guerre du Golfe, il y a eu un réel consensus contre le roi. A cette période, l’opposition avait le vent en poupe. Le problème, c’est l’absence de contrat social. Le rapport politique s’est installé sur la peur. La conscience politique ne peut alors s’exprimer que dans la violence, autour d’un personnage charismatique.
Il ne semble pas à la lecture de votre livre que les jeunes rejettent violemment le roi ? M BC : Le rejet violent a du mal à s’exprimer. Il y a des monarchistes et des anti-monarchistes. Mais ces tendances sont refoulées à cause de la peur. Pendant la guerre du Golfe, les tabous ont été violés.
Pensez-vous comme certains le prétendent à un risque de contagion de l’intégrisme dans les pays du Maghreb ? M BC : Les événements qui se déroulent en Algérie permettent aux pays voisins de constituer des anticorps. Ils savent peut-être mieux ce qu’ils ne doivent pas faire. Chaque pays a sa trajectoire, il n’existe pas une forme d’islamisme mais plusieurs, chacune s’inscrivant dans l’histoire d’un pays. Le pouvoir algérien a joué aux apprentis sorciers. Ils ont voulu démocratiser le régime et puis se rendant compte du pouvoir du F.I.S., ils ont voulu faire machine arrière. Au Maroc, quand Hassan II esquisse des mesures un peu plus démocratiques, il fait faire une enquête par l’IFOP.
Propos recueillis par Murielle FourlonSoumis et Rebelles, les jeunes au Maroc de Mounia Bennani-Chraïbi, CNRS, éditions Méditerranée, 1994.
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